- ASIE DU SUD-EST (art et archéologie) - Les grands empires
- ASIE DU SUD-EST (art et archéologie) - Les grands empiresComme entraînées par leur vitalité, l’Inde et la Chine, vers les débuts de notre ère, débordèrent leurs frontières naturelles et civilisèrent les deltas et les îles d’Indochine et d’Indonésie, venant finalement à la rencontre l’une de l’autre, comme elles le firent – presque au même moment – en Asie centrale. Cette expansion, dont elles n’eurent pas même conscience! et qui fut de peu d’importance pour elles, constitue l’un des temps forts de l’histoire. La Chine conquit et façonna à son image. L’Inde rayonna, essentiellement par ses missionnaires et par ses marchands. Dans les deux cas, un système cohérent du monde fondé sur une religion universelle – hindouisme ou bouddhisme ici, taoïsme là –, formalisé par un réseau complet de savoirs et de techniques, exprimé en une grande langue de civilisation – sanskrit ou chinois –, fut enseigné puis adopté. Ainsi fut ensemencé ce qui devait devenir le Vietnam et les États indianisés. Nous considérerons ici leurs développements ultimes, lorsqu’ils aboutirent au stade de royaumes centralisés et dominateurs: empires de えr 稜vijaya et des えailendra à Sumatra et Java, royaume du Champa (dans l’actuel Vietnam), empires d’Angkor au Cambodge et de Pagan en Birmanie, enfin royaumes thaïs et empire vietnamien.Les modes de notre connaissanceDégager des traits pertinents impose, d’abord, un bilan critique de notre savoir. L’histoire de l’Asie du Sud-Est compte à peine un siècle. Certes, elle a obtenu des résultats considérables: des civilisations aussi fascinantes que celles d’Angkor ou de Borobu ボur, inconnues même de nom d’un Michelet, sont devenues de banals produits de tourisme... Notre connaissance est encore modeste du fait de cette jeunesse, de l’immensité du champ, du petit nombre de chercheurs. Si du temps des empires coloniaux quelques institutions et leurs chercheurs se consacraient systématiquement à cette recherche, depuis les années cinquante ces équipes tendent à diminuer sans que les érudits locaux aient partout pris la relève, qui doivent d’abord faire face à des tâches d’enseignement, quand ils ne sont pas bridés par les nationalismes. Obstacles d’autant plus regrettables que cette partie du monde, véritable creuset de l’histoire, devrait être le champ de recherches intensives, archéologiques notamment, car peu de terrains sont aussi prometteurs et significatifs.Par ailleurs, les premiers orientalistes étaient indianistes ou sinologues. C’est à travers les inscriptions en sanskrit, les histoires chinoises qu’ils posèrent les bases de notre connaissance, de même qu’ils reconnurent aisément sivaïsme, bouddhisme ou taoïsme dans les traductions indigènes de leurs canons, les temples et les images partout dressés. Cette approche permit, très rapidement, de tisser la trame historique puis de rédiger des manuels, qui nous servent toujours. Mais il en est également résulté qu’on a trop souvent considéré les pays de la diaspora comme de simples «colonies culturelles», d’un intérêt moindre que leurs matrices. Comme d’autre part l’Inde, la Chine fascinent – et à juste titre –, les rares Occidentaux voués à ces études s’y consacrent en priorité, laissant bien peu de bonnes volontés pour l’Asie du Sud-Est. Il convient, de toute façon, de corriger ces premières approches, et aux termes mêmes qu’elles présupposaient. Grâce aux progrès des études, on commence à mieux connaître l’Inde des Gupta et la Chine, des Han aux Tang, qui furent plus spécifiquement les modèles de l’Asie sud-orientale et qui diffèrent fortement de l’image qu’on se faisait, jadis, de ces pays.Les substructuresPar ailleurs, si cette partie de l’Asie fut rapidement et heureusement fertilisée, ce fut aussi parce que, déjà, dans chacune de ses unités géographiques favorables à l’homme, existaient des foyers de cultures protohistoriques, que l’archéologie commence à peine de découvrir. En outre, ces peuples étaient déjà individualisés. Seule la linguistique permet actuellement de le pressentir. Sans douter qu’ils aient eu à l’aube de l’humanité une origine commune, et en notant leur interaction réciproque, on distingue deux grands systèmes ; sur les îles et les rives de l’Indochine, la famille austro-asiatique, segmentée en môn-khmer et en indonésien; en Chine du Sud et dans les hautes terres de la péninsule, trois familles proches – et également marquées par le chinois –, le tibéto-birman, le thaï et le vietnamien.Une fois donc les outils d’une civilisation supérieure – et désormais écrite – reçus, assimilés, chaque groupe va forger un destin qui sera particulier, voire irréductible malgré l’indéniable «air de famille». En parallèle, si l’Europe – à peu près à la même époque – fut certes civilisée par Rome, lui prit sa langue, ses lois, ses outils, voire sa religion, elle élaborera au cours des dix siècles suivants autant de pays dont nous savons bien qu’on ne saurait les confondre.Les creusets géographiquesNon seulement des peuples divers se constituèrent très tôt en Asie du Sud-Est, mais ils se trouvèrent de plus implantés en des pays particuliers bien que tous fussent situés dans l’Asie des moussons. Il y eut, d’abord et nécessairement, dichotomie entre les destins insulaires et continentaux. On constate aussi que ce fut là – et là seulement – où s’offraient des espaces propres à la riziculture, et d’une ampleur suffisante, que des empires s’édifièrent. En Indonésie, seules la côte septentrionale de Sumatra et Java s’y prêtaient. En Indochine, ces foyers potentiels furent d’abord les deltas de la Salouen, du Mékong, du fleuve Rouge, parfois les plaines littorales du Centre Vietnam, par exemple, pour le Champa, et plus tard les grands bassins limoneux du Mékong et de l’Irrawaddy, accessoirement du Ménam. Bloqué vers l’intérieur par les montagnes, le Vietnam, à partir de son berceau deltaïque, devra descendre vers le sud au détriment du Champa. Encore, celui-ci absorbé, le verra-t-on se regonfler à la mesure du delta du Mékong, suivant une loi quasi immuable.À la nécessité d’un espace suffisant on ajoutera – conséquence du climat – les besoins pour le mode de subsistance partout adopté: le riz. Pour produire les foules qui arment les empires, il faut certes des plaines, mais aussi arrosées par un fleuve puissant qui peut pallier la brièveté, ou l’insuffisance, des moussons. Java fait exception: elle le doit à la fertilité de son sol volcanique et à ses pluies équatoriales. Encore l’homme devra-t-il la remodeler entièrement, terrasse par terrasse, afin de créer la «plaine» rizicole nécessaire – tout comme il le fera au Japon. Enfin, l’Indochine est dessinée de telle sorte qu’elle ne s’ouvre réellement que sur la mer: l’histoire y viendra de la mer et remontera ses fleuves. Si, parfois, quelque courant descendra aussi du continent, il le fera au long de ses artères fluviales.L’ossature de nos connaissancesLes règnes et les principaux faits politiques – au moins à partir du VIe siècle – ont été retrouvés grâce aux inscriptions lapidaires en sanskrit et dans les histoires chinoises, mais celles du Vietnam pourraient encore apporter beaucoup. La suite des grands monuments s’ordonne avec l’histoire des styles élaborée d’abord pour le Cambodge et le Champa, puis pour Java et la Birmanie. Plus récemment, on a entrepris les relevés complets et la publication de monographies monumentales – pour Angkor, Borobu ボur, Pagan – qui permettent de les interpréter dans leur intégralité, et non plus seulement par leurs décors. Des lacunes subsistent pourtant: les monuments du Champa sont restés longtemps inaccessibles après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Si l’archéologie de fouilles est venue récemment renouveler notre connaissance des origines du Vietnam, celle-ci n’a guère progressé pour la période historique. On peut en dire autant des débuts des royaumes môns de Birmanie et de la Thaïlande maritime, tout aussi bien que des États pyus et thaïs de ces hautes régions.Opacité des apparences et structures profondesEn réalité, sur la vie intime de ces pays, nous n’avons toujours qu’une vue assez théorique et parfois superficielle, parce que fondée sur des textes rédigés selon les poncifs, indiens ou chinois. Il faudrait aller au-delà, car il est certain que, si ces divers peuples utilisèrent bien ces vocabulaires, ils le firent de plus en plus pour exprimer leur propre ordre social et leurs conceptions de l’univers. Que sauraient les historiens qui n’auraient, pour restituer la France médiévale et ses cathédrales, que la seule Vulgate ? Nous en donnerons un exemple: à lire les inscriptions d’Angkor, l’ordre patriarcal indien, avec son système des castes et ses lois, y régnait. Or il n’en fut rien, et la société khmère, partie du matriarcat, était fort différente. La connaissance approfondie des langues indigènes toujours parlées (et écrites depuis fort longtemps: le VIIe siècle pour le khmer, par exemple) permet désormais une lecture au second degré, fort enrichissante. L’ethnographie, avec prudence, nous donne parallèlement accès à maintes tribus demeurées en marge des grands empires mais issues du même fonds, et qui ont vécu jusqu’à nous à un rythme plus lent. Il reste beaucoup à faire pour les croyances religieuses. C’est fort difficile pour l’hindouisme, qui a sombré avec l’empire angkorien comme sous le manteau de l’islam à Java. Sauf à Bali où, précisément, les beaux travaux de l’école hollandaise ressuscitent des archaïsmes fascinants. Le bouddhisme, lui, et par une curieuse symétrie inverse, fut chassé de l’Inde (sauf de Ceylan) mais est devenu en Birmanie, en Thaïlande, au Laos et au Cambodge la religion nationale, toujours vivace, qui sous-tend l’ordre politique et social. Son canon p li a été traduit dans ces diverses langues. On commence à peine d’étudier les aspects particuliers des versions nationales, et des pratiques locales. En bref, il est de plus en plus clair qu’on ne saurait se limiter aux vues orthodoxes, qu’il faut faire intervenir distorsions et adaptations, voire les créations locales. Pour reprendre l’exemple utilisé plus haut, quelle serait la validité d’une histoire de la Réforme et de l’Église de la Contre-Réforme élaborée à partir des seuls textes patristiques?La maîtrise du milieu, base du pouvoirInfluences fécondes, génie propre de quelques peuples, espaces géographiques propices, encore a-t-il fallu que des États s’organisent et réussissent. Ce ne fut pas partout le cas: ainsi, apparemment favorables, les deltas de la Salouen et du Ménam n’ont pratiquement pas abrité d’empires. Et l’on constate que chacune des puissances qui s’est finalement développée ne l’a fait que lorsqu’elle s’est révélée en mesure de maîtriser son milieu naturel. Faute de dégager toutes les nuances, étudions, grâce aux progrès récents de l’archéologie, un cas exemplaire: l’empire angkorien. Succédant au puissant royaume maritime du Fou Nan, qu’il soumet vers la fin du VIe siècle, le Cambodge s’enferme d’abord dans la moyenne vallée du Mékong. Du VIIe au VIIIe siècle, il ne semble guère bouger, paraît même modeste à côté d’autres États indianisés contemporains comme les puissants empires maritimes de えr 稜vijaya ou des えailendra, voire le Champa. Certes, son unité et sa prospérité se forgent: ses monuments le montrent. À partir des modèles gupta – déjà en grande partie assimilés par le Fou Nan –, il se dégage un style remarquable qui devient l’art khmer, qui ne saurait plus être confondu avec les prototypes indiens non plus qu’avec les autres épigones sud-asiatiques. Mais la prospérité économique demeure modeste: elle se limite à la seule exploitation naturelle des plaines arrosées par les moussons, qui ne fournissaient qu’une seule récolte. Pas davantage l’unité politique ne s’affirme aisément: le pays est divisé entre dynasties rivales. Cette période, pourtant, s’achève en 800 avec l’instauration, par Jayavarman II, d’un rituel sacralisant le pouvoir royal et l’installation de la capitale dans la région d’Angkor. Un État puissant émerge. S’il y eut encore des luttes, elles furent de succession: le pouvoir sera désormais unique, et basé à Angkor au cœur géographique du pays et des limons fertiles.La cité hydrauliqueÀ son tour, le roi Indravarman (875-889) crée, à Roluos, le dernier outil requis: un type tout à fait original d’occupation du sol que nous avons dénommé «la cité hydraulique». C’est un vaste réseau de digues, de réservoirs et de canaux déployé sur des dizaines de kilomètres carrés. Utilisant au mieux les rivières et les moussons, il permet de stocker puis de redistribuer l’eau, d’abord pour remédier à un déficit éventuel des pluies, bientôt pour irriguer en saison sèche et assurer une seconde récolte. C’était transformer du tout au tout la production. De 900 à 1200, Angkor va se développer par la juxtaposition de semblables cités hydrauliques, de plus en plus vastes, ajoutées et interconnectées les unes aux autres, qui vont finalement plus que centupler la production – donc la population. Des monuments de plus en plus nombreux et surtout de plus en plus gigantesques purent ainsi être dressés, qui font d’Angkor un des plus impressionnants ensembles architecturaux de l’antiquité. On réussit finalement à créer un véritable «pays artificiel» (la carte ci-jointe en donnera une idée), tout entier consacré à la riziculture intensive et libérant la puissance khmère des contraintes de la nature. Bien évidemment, une telle entreprise n’a pu être menée que par un effort collectif ordonné par un seul: le roi. On ne prétend nullement faire du mode de production le seul ressort de cette évolution. Les faits sont autrement complexes, les croyances religieuses, les ambitions personnelles jouèrent leurs rôles. Reste que ce fut là un ressort indispensable. Partout en Asie du Sud-Est les pouvoirs qui domineront seront de même essence: une royauté sacralisée menant un peuple de riziculteurs dans des plaines recréées par leur labeur.Les empires maritimesSuivons maintenant la destinée des grands États qui se sont ainsi échafaudés. Le premier fut l’empire de えr 稜vijaya, successeur de fait du Fou Nan et qui, à partir de Palembang en Sumatra, entre le VIIe et le Xe siècle, étendit son emprise sur la mer de Chine méridionale. Il prit le relais de l’influence indienne et contribua à l’asseoir, notamment comme foyer du bouddhisme. Mais il manquait de terres cultivables. Le pouvoir devait donc passer sur Java, dont la fertilité fit le centre de peuplement le plus dense d’Indonésie. Sanjaya – vers 732 – et les rois えailendra – à partir de 778 – construisirent à Java central d’immenses sanctuaires qui, de Borobu ボur bouddhiste – 780-833 – à Prambanam sivaïste – vers 856 –, sont un des plus extraordinaires surgeons de l’indianisation. La puissance politique glissera encore plus à l’est de la grande île où Airlangga 1010-1049 lui donnera son épanouissement ultime.Continental, certes, mais de même race et de même langue, le Champa doit être évoqué ici car son destin fut, à bien des égards, semblable à celui des Vikings. Échelonnées de Hué à Tourane du IXe au XIIe siècle, ses dynasties successives joueront un rôle politique important par leurs raids sur toutes les côtes d’Indochine. On leur doit aussi de nobles tours-sanctuaires en brique, à commencer par celles de leur ville sainte: Mi-Son. Dès le Xe siècle, ce royaume se heurta au Cambodge angkorien et s’épuisa dans des luttes fratricides. Pire: il offrait la seule zone de rizières accessible aux Vietnamiens. La pression de ces mangeurs de terre ne devait pas se relâcher pour devenir, au XIIIe siècle, irrésistible, et oblitérer jusqu’au souvenir du plus septentrional des États indianisés.Une dernière thalassocratie fleurira: l’empire de Mojopahit, qui, comme えr 稜vijaya, ressoudera au XIVe siècle l’Insulinde, de Sumatra à Bali. Mais, déjà, les musulmans de l’Inde incrustaient leurs sultanats sur ces côtes (Malacca 1414, Atjeh 1520) et, tout en contribuant à la dislocation du dernier État indianisé des îles, ouvraient – fût-ce inconsciemment... – la voie aux Européens.Les empires des rizièresChacun dans son bassin fluvial, les empires vont dominer la péninsule à partir du Xe siècle, moment où les grands échanges maritimes faiblissent, et donc les thalassocraties. Nous avons vu comment se fonda la puissance agricole angkorienne. Elle ne va cesser de croître de Ya ごovarman – 889-900 – à S ryavarman II – 1113-1150 – qui, en construisant Angkor Vat, marque son apogée. En 1177, remontant le Mékong, les Chams surprennent et brûlent Angkor: raid prémonitoire! Certes, en contraste avec ses prédécesseurs sivaïstes, un dernier grand roi, Jayavarman VII (1181-1219), va tenter de ressusciter l’empire en le consacrant au Bouddha compatissant. Mais les temps étaient échus et le pouvoir qui s’étendait des bouches du Mékong à celles du Ménam n’est plus, après lui, qu’un corps exsangue et désarticulé. Les deltas de la Salouen et du Ménam furent d’importants foyers de culture mais non des centres de puissance. Peut-être parce que enfoncés, respectivement, au creux des golfes de Martaban et de Siam. Surtout, à notre sens, parce que les Môns n’étaient pas techniquement en mesure de maîtriser ces deltas erratiques et durent se contenter de vivre sur des berges et des plaines côtières certes fertiles, mais morcelées et sans ampleur. En dehors du Cambodge, le seul empire indianisé d’Indochine fut celui de Pagan qui, pour se développer, choisira l’immense plaine centrale de l’Irrawaddy, où il créera une irrigation fort proche de celle d’Angkor. Il se constitue à partir du Xe siècle grâce à la fusion de la culture des Môns du Sud et des Pyus (Birmans) du moyen pays. Son ascension commence avec Aniruddha – 1044-1077 – et culmine sous Kyanzittha – 1084-1112 –, auquel on doit le plus majestueux des temples de Pagan: l’Ananda. Mais, en 1287, les Mongols, maîtres de la Chine, lancent des raids qui engloutissent Pagan. La royauté birmane resurgira autour de Mandalay, dans le haut pays et à l’écart de la mer, jusqu’à la conquête anglaise. À vrai dire, on peut alors la considérer non plus comme un État de l’Asie du Sud-Est mais comme le limes oriental de l’empire indien. La puissance vietnamienne s’est forgée dans le delta du fleuve Rouge, qui fut transformé en un véritable jardin de rizières à l’abri des crues, miracle d’effort collectif. Ce succès devait créer une pression démographique irrésistible. On l’a dit, elle n’eut d’autre exutoire que les plaines chames. Les Li en commencent la conquête au XIe siècle, les Tran – 1255-1414 – la poursuivirent méthodiquement, le puissant Le-Thanh-Ton – 1460-1497 – la parachève. Et, contourné le verrou géographique du cap Varella, les Vietnamiens atteindront finalement le delta du Mékong (Saigon en 1696) pour venir bientôt border le Cambodge. Après les épuisantes luttes entre les seigneurs Trinh de Hanoi et les princes Nguyen du Sud, l’intronisation à Hué, en 1802, de Gia-Long marquera l’apogée de la nation et scellera son nouveau dessin géographique.Filtrant à partir de la Chine, puis constitués en chefferies dans les hautes terres, les princes thaïs profitèrent de l’ébranlement mongol en 1287 pour émerger au grand jour et descendre méthodiquement le Ménam. Les premiers règnent à Sukhothai, fondée par R ma Kamheng – 1281-1300 –, puis en Ayuthya avec R m dhipati – 1350. Ils s’imposèrent d’abord aux Môns, atteignent ensuite les frontières angkoriennes, finalement Angkor même, qui disparaît sous leurs coups en 1431. Bloqués dans la haute vallée du Mékong, d’autres Thaïs fondèrent parallèlement le modeste royaume des Laos. Seulement, ces Thaïs prenaient le pouvoir dans une Indochine déjà «pleine». Ils ne triomphent d’Angkor que pour voir bientôt à l’est se profiler les Vietnamiens. Ils se heurtent très vite aux Birmans, alors en pleine sève. Des siècles de luttes inexpiables en découlèrent qui, après un dernier sac d’Ayuthya en 1766, les amenèrent à se recentrer sur Bangkok. Et ce furent finalement les conquêtes anglaise puis française qui devaient – pour un siècle à tout le moins – figer les frontières indochinoises.Nous venons d’assister à un phénomène nouveau. Ces tard-venus, qu’on pourrait regrouper sous le signe de l’Asie «jaune» en opposition à l’Asie «brune» des mers du Sud, renversent une tendance millénaire. filtrant lentement, Birmans et Thaïs s’indianisèrent – au second degré car au contact des Môns et des Khmers. Si bien qu’ils devinrent, et restent jusqu’à nos jours, des bouddhistes tenant d’un ordre social indianisant. Les Vietnamiens, par contre, et malgré ce qu’ils ont pu assimiler de la culture chame, furent avant tout les fourriers de l’ordre chinois, les premiers à ouvrir dans l’indianité une brèche qui demeure béante...Permanence, récurrences et destins des pouvoirsL’Asie du Sud-Est a donc d’abord reçu de l’Inde, par la mer et par ses deltas, l’impulsion qui la fit émerger dans l’histoire. Les grands pouvoirs qui s’y constituèrent le firent grâce à la culture acharnée de ses bassins fluviaux. Lorsque les détails politico-militaires se seront estompés, on s’apercevra que deux mille ans plus tard le second tournant de son destin a pris les mêmes voies et les mêmes moyens! Par la mer, l’Asie du Sud-Est recevra de l’Europe – à travers les marchands et les missionnaires partis des Indes – les religions et les idéologies, les sciences et les techniques nouvelles – exprimées finalement en une langue universelle d’échange : l’anglais – qui vont la remodeler. Et elle deviendra tout aussi bien la première productrice mondiale de riz, de sucre, de caoutchouc... Du fait de leur relatif isolement géographique, les premiers empires se sont constitués indépendamment, et quasi successivement. Est venu pourtant le moment où, de par leur propre croissance, ils se sont côtoyés, dès lors affrontés. Par ailleurs, depuis le XIIIe siècle, des peuples nouveaux descendaient du nord pour l’occuper. Les luttes dépassèrent alors la Péninsule. Elles constituent l’exact parallèle des rivalités maritimes entre Portugais et Hollandais, puis Hollandais et Anglais, enfin Anglais et Français. Finalement, l’Asie sud-orientale est devenue l’objet d’affrontements mondiaux. Du nord sont venus la Chine, puis le Japon, puis la Russie à travers la Chine; et la Chine de nouveau; de l’océan, l’Angleterre à travers l’Inde, et depuis cette ancienne colonie anglaise: les États-Unis. Pour l’instant, l’équilibre s’établit sur la ligne de fracture péninsule-archipel. Étrange retour... Valéry parlait de «l’Europe, petit cap de l’Asie». Si celle-ci possède un cap, c’est bien l’Indochine prolongée par l’Insulinde jusqu’au cœur même du Pacifique. Et l’Asie du Sud-Est est pour cela un carrefour et une ligne de fracture de l’histoire. Peu de régions du monde sont aussi lourdes de destinées.
Encyclopédie Universelle. 2012.